Apposer ces deux termes pourrait passer pour une provocation! Thanksgiving et Las Vegas appartiennent à deux mondes que tout oppose. Thanksgiving est une profession de foi, un appel à Dieu et une prière de remerciements envers le Christ pour avoir aidé les pèlerins ( pilgrims) à traverser leur premier hiver dans ce nouveau continent.
Par André Girod
Ces hommes en noir et ces femmes couvertes de la tête aux pieds auraient eu du mal à se reconnaître dans cette ville qui accumule tous les vices de la terre : jeux, alcool, sexe, mercantilisme, arrogance, futilité et frivolité.
Parcourir le boulevard principal « Las Vegas Avenue » plus connu sous le nom de « the strip » est dresser un profil vestimentaire, psychologique et mental de la race humaine. Assis devant le « Bellagio », l’observateur y verra défiler toutes les races, nationalités, tribus, clans, fantaisies, attroupements dans un flot constant qui emporte tout sur son passage.
De l’autre côté de la vaste avenue, devant l’Hôtel Paris avec sa Tour Eiffel, son Arc de Triomphe et son café, la foule est interpellée à chaque pas par une nuée de Mexicains qui tentent de leur fourrer dans les mains des cartes vantant les splendides attributs de filles de luxe. Les hommes les prennent en riant puis les jettent sur le trottoir. Alors se forme, comme avec les feuilles en automne, un tapis de portraits, de poitrines et de fesses au galbe parfait. Les pieds écrasent les seins, les reins, les sourires de ces femmes de rêve comme ils le feraient d’insectes nuisibles.
Tout le long de l’avenue, des fontaines, des cascades de lumières ruissellent le long des murs. Des enseignes clignotantes vantent les mérites des spectacles, des restaurants et des salles de jeux. Les yeux brillent comme des pierres précieuses devant cette avalanche de messages en technicolor. Que de gaspillage dans la consommation électrique, mais heureusement le proche barrage Hoover est encore capable de fournir l’’énergie nécessaire pour illuminer cette fantasia de la nuit.
Mais les appels à la foi apparaissent d’une façon déconcertante
Après le magnifique spectacle des eaux devant le Bellagio, jet d’eaux animés avec musique de Lully, telles les grandes eaux de Versailles, la foule indolente s’écoule vers les autres hôtels et casinos. Au coin de la rue, un Noir, un micro accroché à sa casquette, s’égosille pour rappeler que « Jesus Christ, our Lord » est là pour nous sauver des vices de cette ville maudite. Il se lance dans un fait divers décrivant le massacre d’une jeune fille dans un pays lointain ( Pakistan) pour avoir refusé de renier sa religion. L’homme oublie de rappeler que ce fait divers était courant dans la religion Catholique sous l’Inquisition. D’ailleurs personne ne semble l’écouter. Un groupe de jeunes déjà un peu éméchés se moquent de lui. Mais imperturbable comme en plein désert, le prêcheur poursuit sa tirade. Au-dessus de sa tête, un gigantesque écran de télévision étale la beauté et la souplesse de strip-teaseuses légèrement vêtues à admirer à quelques pas de là. Pour l’instant elles semblent prendre le dessus sur Dieu en dévoilant leurs dessous !
Les bruits sont partout et l’on passe facilement d’une voix de crooner à des coups de klaxon, hargneux comme des roquets, à des invitations à entrer dans un casino ou des murmures à aller voir ces beautés lascives qui attendent quelque part dans une suite. Sur la chaussée glissent des limousines de quinze mètres de long, surchargées de jeunes qui, une bouteille de champagne à la main, chantent à tue tête. Le torrent de voitures ne s’arrêtera qu’au petit matin lorsque les fêtards épuisés ou les poches vides s’affaleront sur un lit. Un flot continu de badauds rentre et sort des casinos.
Aussitôt à l’intérieur, les sonneries des machines à sous retentissent, annonçant des gains de quelques points. Mais quand je m’aventure à jouer, je vois tout de suite que j’appartiens aux 99%, ceux qui perdent au profit du 1%, le peu qui gagne. Comme dans de nombreuses villes, la population semble se diviser en deux groupes économiques : les 99% et les 1% ! Assis devant les écrans illuminés comme des décors de noël, les joueurs, souvent des retraités, appuient inlassablement sur un bouton pour faire tourner les roues. Le cœur serré, ils espèrent toucher le jackpot qui s’affiche au-dessus de leur tête : plusieurs millions de dollars. Mais un petit homme tout cassé, habituel client du casino secoue la tête de découragement. Depuis plus de deux ans, murmure-t-il, les propriétaires ont changé les chances de gains, de façon à compenser les pertes de revenus dues à la crise. Mais têtu il continuera à appuyer sur son bouton.
Alors la sainte fête de Thanksgiving, fête de la famille et des louanges au dieu tout puissant qui a sauvé les premiers pèlerins, apparaît comme un anachronisme, une imposture, une gêne dans ce « lieu de péché ».
C’est ce qui explique la provocation que pourrait apporter un repas de Thanksgiving à quelques dollars, tranche mince comme une feuille de papier à cigarette de dinde, patates douces, quatre cubes de potiron ramolli, sauce à la farine, et sauce d’airelles, le tout cuit à l’eau sans fioritures, sans épices, tandis qu’au restaurant voisin se dressent des tables couvertes de monceaux de homards, de bacs de crevettes et de pattes de crabe, de tranches de bœuf épaisses comme la main, de pâtisseries de toutes formes et couleurs que les convives pillent à grands coups d’assiette. Nous, c’est la pénitence, la disette, c’est le repas des pauvres, simple nourriture pour survivre jusqu’au printemps.
Mais cette ville créée artificiellement représente l’Amérique avec ses riches et ses pauvres, ses vainqueurs et ses vaincus, ses gagnants et ses perdants, ses élégants et ses « homeless », tous marchant sur le même trottoir, sous les mêmes lumières, se côtoyant comme s’ils étaient frères et sœurs d’une grande famille.
Ah que c’était bon de jouer les « pilgrims» à Sin City, ville de la débauche et du vice !