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Grant Wood, peintre de la ruralité

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« American Gothic » est présenté pour la première fois en automne 1930 dans une exposition au « Art Institute » de Chicago. La réaction fut diverse, allant de l’ironie à la colère. D’abord l’ironie de la part des critiques de la côte Est.

Par André Girod

Arriver à l’étranger, dans une nouvelle ville, implique responsabilités et ajustements. Ce n’est pas seulement s’installer et repérer les lieux essentiels à sa survie quotidienne, mais aussi s’intégrer dans un milieu parfois étrange et apprendre ce que son nouveau domicile a à apporter culturellement. Ce fut mon cas lorsque mes obligations me conduisirent à Cedar Rapids, dans l’Etat de l’Iowa. Un poste m’avait été offert dans une petite université provinciale en plein cœur de l’Amérique profonde, le Midwest. Cette institution, Coe College, ne comprenait que mille cinq cents étudiants et j’étais chargé de réformer le département de français dans une bien lamentable situation.Je dus scolariser mes deux enfants dans une école élémentaire.

La plus proche était « Polk Elementary School « . Je savais que Polk avait été président des Etats-Unis et je cherchai alors en savoir plus sur ce personnage historique. Pourtant ce ne fut pas à lui que je m’intéressai finalement mais à un autre personnage, Grant Wood, pratiquement inconnu en France mais qui est cependant aussi célèbre que les grands peintres de la renaissance. Et cette réputation est due seulement à une œuvre : « American Gothic« . Ce tableau est, avec celui de la « Joconde » de Léonard di Vinci, le plus parodié et utilisé pour exprimer en caricature un personnage mystique.

Il représente, devant une ferme du Midwest, un couple : lui, l’homme a un visage fermé et austère, dans son uniforme de fermier, une fourche à la main et elle, la femme avec son visage dur et ses lèvres pincées, l’exemple même de l’épouse fidèle et soumise. En réalité cette femme n’est que la fille du fermier non son épouse, mais les deux, associés, apparaissent comme un couple. Cette œuvre est reconnue immédiatement à travers le monde comme un couple représentatif d’un mode de vie américain du 19e siècle dans une société très religieuse. Or l’école « Polk » a joué un rôle important dans la vie de l’artiste Grant Wood, auteur d’ « American Gothic ».

A la mort de son père en 1901, Grant est venu avec sa mère s’établir à Cedar Rapids et fut inscrit  dans la « Polk Elementary school », là où allaient mes filles. Quand je devins, pour une année, président de l’association des parents d’élèves de cette école (PTA, Parents-Teachers-Association), je me devais d’en savoir plus sur cet élève devenu célèbre.

Grant avait 10 ans quand il arriva à Cedar Rapids. Il était venu avec sa mère, ne pouvant pas s’occuper de la ferme familiale. Le travail de la terre n’était pas pour lui : il lui manquait la force physique et l’intérêt dans ce domaine pour essayer de prendre la succession de son père. Depuis petit, il était plus doué pour le dessin que pour les semences. Alors pour éviter les humiliations et les sévères punitions dont il souffrait de la part de son père, il avait toujours cherché à cacher le don qu’il ressentait et que sa mère, secrètement, encourageait. Car le père n’était pas commode : grand, fort, têtu, guidé par une conviction religieuse infaillible, il considérait l’art sous toutes ses formes comme une faiblesse pour un garçon, une occupation féminine qu’il ne voulait chez aucun de ses trois fils.  Dans une pièce que Grant écrivit plus tard, un dialogue s’instaure entre un père et un fils : « Etre artiste pour un homme, c’est comme s’il faisait du crochet. C’est pour les femmes ! »

Alors le petit Grant, dés que son père était parti dans les champs, se glissait sous la table de la cuisine, bien dissimulé par la nappe et se livrait à sa passion : le dessin. Sa mère lui avait indiqué cette cachette sachant qu’il lui aurait été difficile de s’installer ailleurs à l’abri.Le père comme beaucoup dans cette région était « Quaker« , religion très stricte, aux règles rigoureuses basées sur le dur travail de la terre. Son père possédait une ferme de 80 hectares qui suffisait à nourrir sa famille de quatre enfants, trois garçons dont Grant était le deuxième, et une fille née très tard, Nan.

Francis – plus connu par son second prénom : Malleville – avait la réputation d’un excellent fermier et homme d’affaires solide qui connaissait bien son métier. Il élevait ses fils dans la droiture des Quakers, sans trop d’affection, sans compromissions, sans compassion. Grant dira plus tard de lui qu’il était sans cœur et qu’il n’avait pas connu de vraie famille avec son père. Ce fut l’arrivée de sa sœur qui le rapprocha de ses parents. Pourtant sa mère qui se sentait souvent délaissée par son mari,  s’attacha beaucoup à ce petit garçon plein de sensibilité. Cependant, fait très rare à l’époque, son père n’était pas sans éducation puisqu’il avait passé deux ans à étudier dans une université. Mais ses convictions religieuses inculquées par des parents Quaker dominaient son caractère et sa vie.

Né en 1891, la veille de la Saint-Valentin, ce qui quelquefois lui faisait ajouter des chérubins dans ses œuvres, l’enfant reçut le prénom de Grant, du général Ulysses Grant, héros de la guerre civile qui venait de se terminer. Cette tradition à l’époque voulait ainsi honorer un militaire et homme politique mais aussi transmettre à l’enfant ses qualités de courage et de confiance. Mais le petit Grant ne bénéficia nullement de ce mythe ! A Cedar Rapids, une première reconnaissance de son talent fut donnée par ses professeurs. Son professeur de dessin l’aida même à manquer des cours pour qu’il consacre son temps à son art. Au lycée « Washington High School » que mes filles fréquentèrent, partout est affiché le nom de Grant Wood : il était bon élève et avait illustré par un portrait de lui-même le « yearbook« , catalogue qui résume les activités de l’année.

Ouvertement, sans contraintes, Grant va se livrer à sa passion, le dessin et la peinture. Sa première exposition eut lieu en 1919 dans un grand magasin qui existait encore en 1965 : « Killians« , au centre ville. Il y présenta 23 tableaux qui représentaient des paysages bucoliques, des bâtiments ruraux, des champs et des bosquets. L’accueil pour ce jeune artiste fut chaleureux de la part des habitants de la ville mais resta un événement local. En 1919, il accepta un poste de professeur d’art à l’école « McKinley Junior H School« , collège que fréquentèrent mes filles. Mais l’Iowa lui semblait trop étroit pour son talent. Alors il décida de partir à Paris, contrairement à mon trajet qui avait été de quitter Paris pour Cedar Rapids ! Chacun alors cherchait sans doute quelque chose de différent ! Dans ses mémoires, Grant explique : « I decided I must leave the Bible Belt at once and go to Paris for freedom ! » ( « J’ai décidé de quitter la « ceinture de la Bible » immédiatement pour aller à Paris pour trouver la liberté. ») Grant ne pouvait pas mieux dire car l’Iowa même en 1965 était encore une région qui se caractérisait par une profonde conviction religieuse allant  de la fréquentation des églises le dimanche à des valeurs familiales qui s’étendaient de l’abstinence sexuelle à la prohibition de l’alcool. Le purgatoire pour un artiste !

A Paris, il logea Boulevard de Port Royal et fit connaissance de nombreux Américains exilés. Il suivit des cours dans différents ateliers et continua à travailler sa technique qui évolua sous l’influence des impressionnistes. Mais sa terre natale lui manquait et l’immensité de ces plaines rurales l’attirait plus que ce milieu urbain parfois trop sophistiqué pour lui. Car sa formation Quaker le harcelait, lui interdisait de profiter à fond de ce qu’offrait la capitale du vice comme était connu Paris à l’époque. Les Américains avaient donné à notre capitale le surnom de « Gay Paree » et beaucoup d’étrangers succombaient à ses charmes. Grant ne buvait pas trop, refusait ces soirées orgiaques, évitait de tomber dans le piège des femmes de mauvaise vie.

En 1921, quelques mois après son arrivée, il retourne à Cedar Rapids pour y retrouver sa mère et sa sœur, Nan. Il récupère son poste à l’école « McKinley Junior H School » et il partage avec ses étudiants du niveau 9 (Troisième en France) son amour de l’art. Il les emmène dans de vastes projets pour pousser à fond leur imagination. Pendant quelques mois, sa classe travaille sur une fresque de cinquante mètres intitulée « The Imagination Isles« .

Le jour de l’inauguration, Grant déclare : « Je vous invite à venir avec moi pour un voyage de dix minutes à travers les Iles de l’Imagination ! « . Dans un genre un peu naïf, il mélange dieux grecs et citoyens de Cedar Rapids dans une scène où l’harmonie se mêle à l’idéalisme.

Alors la gent locale commence à s’intéresser à l’œuvre de Grant et il reçoit de la part d’une agence immobilière, une commande importante d’une fresque qui lui servira de panneau publicitaire : « Adoration of the home. » ( Adoration de son chez soi !!)

Mais la tentation d’une autre expédition à Paris le hante. Il y retourne en 1924, cette fois-ci pour plus d’une année. La nostalgie des fermes et des terres labourées devient trop forte. Il rentrera dans l’Iowa mais pour de bon cette fois-ci. Il devient un peintre à temps complet et commence à fréquenter les divers lieux d’expositions avec ses toiles. Mais c’est encore à l’échelle locale. Il fait alors le portrait de sa mère en 1929 : « Woman with plants« . Il a enfin découvert son style et sa voie. Il gagne des premiers prix dans les foires agricoles comme celle de « Iowa State Fair » dans la capitale de l’Iowa, Des Moines. Son tableau « Portrait of John Turner, Pioneer » reçoit les éloges des critiques locales, mais sans rien lui rapporter. Son sort ressemble à celui d’autres artistes connus mondialement mais qui ne vendirent que peu de toiles de leur vivant.

Puis vint « American Gothic« . Grant Wood rencontra l’inspiration pour ce tableau qui le place parmi les plus grands artistes, dans une bourgade, près de Cedar Rapids : Eldon. Au cours d’une visite, il tombe nez à nez avec une ferme de l’époque victorienne et surtout son étrange fenêtre dans le style « Gothique ». Elle représente à son regard le symbole de la culture de l’Iowa : religion, sobriété, utilité, efficacité. Toutes les caractéristiques du fermier de la région. Mais il n’en reste pas moins une dimension sinistre qui traduit la mentalité de la « Bible Belt« , cette lugubre « ceinture de la Bible » qui dicte la vie des hommes. Il faut à présent y ajouter des personnages qui eux aussi seraient les symboles de cette existence austère. Il cherche autour de lui et un visage va le frapper par la dureté des traits d’un homme sans mauvaises intentions. Ce modèle porte le nom de Byron McKeeby et c’est son dentiste ! Pour la femme, il souhaiterait y mettre sa mère mais il n’ose pas lui demander. Alors il prendra sa précieuse sœur Nan comme sujet. Sa sœur convient bien avec son regard froid, ses cheveux tirés en arrière, sans maquillage.

« American Gothic » est présenté pour la première fois en automne 1930 dans une exposition au « Art Institute » de Chicago. La réaction fut diverse, allant de l’ironie à la colère. D’abord l’ironie de la part des critiques de la côte Est. Le Boston Herald parlera de « maillon manquant dans la chaine humaine » tellement le tableau lui parut horriblement sinistre. Le journal ajoute : « Nous ne savons rien de l’artiste mais il a dû souffrir terriblement dans sa jeunesse ! » Le New York Times parle « d’un peintre de granges et de silos, important sur le moment mais sans substance. » Les habitants de l’Iowa, quant à eux, sont furieux de se voir peints de la sorte. Beaucoup se détourneront de lui car il avait donné à l’Iowa une terrifiante image.

A sa mort en 1941, Wood était  resté un artiste d’une envergure locale et ce fut sa sœur qui se battit le restant de sa vie pour faire admettre le talent de son frère. Elle y parvint lorsqu’après la guerre, de nombreuses rétrospectives du travail de Grant furent organisées dans les grands musées nationaux américains. Grant Wood avait trouvé sa place parmi les grands peintres américains et son « American Gothic » devint le tableau le plus connu de tout l’art contemporain au même titre que le « Cri » de Munch .Cette œuvre trône fièrement au cœur de l’Art Institute à Chicago. En 1965, lorsque je m’installai à Cedar Rapids, personne ne pouvait échapper à la légende et renommée de Grant Wood : rue, école, musée portent son nom. Cedar Rapids était toujours comme à l’époque de Grant le mélange du rural et de l’urbain, image de « gothic » et de modernité.

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