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Lawrence Ferlinghetti, Le plus français des poètes américains

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Ferlinghetti vient au monde alors que les cloches de la victoire de 1918 venaient à peine de se taire : 24 mars 1919. C’est dans un monde bouleversé, anéanti, traumatisé qu’il va être élevé et qu’il sentira encore cette tuerie en voyant dans le nord de la France, les traces des combats. Tous ces souvenirs s’accumuleront en lui pour y former silencieusement une épaisse couche de questionnements auxquels il voudra répondre plus tard.

Par André Girod

Comment parler d’un poète qui, au début de sa vie, semblait n’avoir aucune chance de s’imposer dans un pays qui n’aurait pas dû être le sien ? Etrange constat pour commencer un article sur Ferlinghetti !

En jetant un coup d’œil sur sa biographie, on s’aperçoit que son destin est, dés sa naissance à Yonkers, New York, des plus faussé : son père, émigré italien meurt lorsqu’il atteint l’âge de six mois et sa mère, venue de France, est internée dans un établissement psychiatrique presque en même temps. L’enfant abandonné est recueilli par sa tante Emilie qui l’emmène à Strasbourg. Pendant cinq ans il va y vivre et le français sera sa langue maternelle.

De plus il vient au monde alors que les cloches de la victoire de 1918 venaient à peine de se taire : 24 mars 1919. C’est dans un monde bouleversé, anéanti, traumatisé qu’il va être élevé et qu’il sentira encore cette tuerie en voyant dans le nord de la France, les traces des combats. Tous ces souvenirs s’accumuleront en lui pour y former silencieusement une épaisse couche de questionnements auxquels il voudra répondre plus tard.

Puis sa tante Emilie décide de retourner avec l’enfant aux Etats-Unis. Elle y trouve un poste de gouvernante dans une famille très aisée, les Lawrence, dont le père, William Van Duzer Lawrence venait de fonder la fameuse université, Sarah Lawrence College (1926 à Yonkers, New York). Très riche propriétaire terrien et roi de l’immobilier dans la région de New York, il avait consacré une partie de sa fortune à créer une université ( College) pour jeunes filles et lui avait donné le nom de sa femme : Sarah. C’est en 2010, l’université la plus chère aux Etats-Unis ( 55 000 dollars de frais d’études par an !).

Ce détail a son importance quand on pense à la petite enfance de Ferlinghetti : ce fils né d’une famille juive, pauvre, abandonné, confié à une tante d’un milieu modeste. Mais elle parlait le français, ce qui était à cette époque, un élément capital pour être gouvernante et ainsi apprendre le français aux enfants de la famille. La notoriété du français comme langue des bonnes manières, du savoir-vivre, de la haute bourgeoisie faisait qu’une grande partie des gouvernantes venaient de France.

L’enfant fut officieusement adopté par la famille  Lawrence. L’influence sur le jeune enfant fut considérable car il affrontait un monde totalement étranger au sien.  Encouragé à faire des études, il termine brillamment son lycée puis part en Caroline du Nord à l’université. Mais la Seconde Guerre mondiale surgit et il s’engage dans la marine comme officier.  Il devint commandant d’un sous-marin chargé de traquer les navires allemands. Il débarquera en Normandie et sera envoyé sur le front du Pacifique où quelques mois après la fin de la guerre, visitera les ruines de Nagasaki. En lui va naître une foi de pacifiste qui ne le quittera plus. Il se servira de ce profond sentiment et de sa notoriété pour lutter contre la guerre du Vietnam.

Après la guerre, il reprend ses études pour passer un MA à l’université Columbia à New York puis partira plusieurs années à Paris où il obtiendra un Doctorat de l’Université de Paris avec mention très honorable. Ses qualifications étaient excellentes pour revenir aux Etats-Unis et trouver un poste d’enseignant dans une université. Mais ce qui l’intéressait particulièrement était la poésie à laquelle il consacrait de plus en plus de temps. Parallèlement, il traduisit les oeuvres de Jacques Prévert et se plongea dans le surréalisme, la poésie de la révolte. Pour aider ces jeunes poètes qui avaient du mal à être publiés par les maisons plutôt conventionnelles, il fonde en 1953, une maison d’édition et ouvre une librairie qu’il appellera : «  City Lights Books », pour faire allusion aux lumières de la ville, souvenir de Paris.

Il entend alors parler d’un poète un peu ( très) marginal, Allen Ginsberg. Au cours d’une lecture publique en Californie, ce jeune révolté de trente ans lit des extraits de son poème : « Howl ». C’est alors le scandale de la décennie et les autorités traînent le jeune Ginsberg ainsi que son éditeur Ferlinghetti devant les tribunaux pour «  filthy, vulgar, obscene, disgusting language » (langage sale, vulgaire, obscène et dégoûtant). Heureusement que le juge, sous couvert de la liberté d’expression si chère aux Etats-Unis, rend un verdict en faveur des deux anarchistes. Le succès est foudroyant et les deux deviennent héros d’une génération, la « beat génération ».

A lire les extraits de «  Howl », et en se plaçant en 1956, à l’époque du MacCarthisme ( 1950-1956), on comprend la fureur et l’indignation des défenseurs de l’ordre moral que Ginsberg attaquait férocement.

 

« I saw the best minds of my generation destroyed by madness starving hysterical naked

dragging themselves through the negro street at dawn looking for a fix…

who howled on their knees in the subway and were dragged of the roof waving genitals and manuscripts

who let themselves be fucked in the ass by saintly motorcyclists and screamed with joy

who copulated ecstatic and insatiate and fell off the bed and continued along the floor and down the hall and ended fainting on the wall with a vision of ultimate cunt… *

* voir traduction ( osée) à la fin de l’article !

Ginsberg s’élève contre la civilisation industrielle qu’il appelle Moloch :

Moloch whose smokestacks and antennae crown the cities !

Moloch whose love is endless oil and stone !

Moloch whose soul is electricity and banks !

Moloch whose poverty is the specter of Genius !

 

(Moloch dont les cheminées et les antennes couronnent les cités !

Moloch dont l’amour est le pétrole sans fin et la pierre !

Moloch dont l’âme est l’électricité et les banques !

Moloch dont la pauvreté représente le spectre du Génie ! )

 

Est-ce une terrible allusion à ce monstre assoiffé de sang à qui les parents jetaient leurs premiers enfants en bas âge pour être dévorés ? Reprise du célèbre poème de John Milton qui, en 1667, écrit dans «  Paradise lost » ? :

« First, MOLOCH, horrid king besmear’d with blood

Of human sacrifice and parents tears… » *

(D’abord, Moloch, horrible roi couvert du sang des sacrifices humains et des larmes des parents…!)

De plus Ginsberg ne cache plus sa bisexualité qui, en 1950, représentait une atteinte aux bonnes mœurs et était sujette à répression. La loi « sodomy » conduisait ces individus directement en prison pour attitude dépravée. En 1956,  ce fut avec un courage incroyable ou une naïveté aveugle que Ferlenghetti publie ce poème de Ginsberg.

Mais qu’avait cette jeune génération pour offenser les conventions et l’ordre moral et balancer, au cours de réunions sauvages, ce torrent de violence dans les mots et dans les thèmes ? Qu’apportait cette décennie qui se terminait en 1950 ? Et que préparait l’avenir devant ces guerres de colonialisme désespéré, face à la montée de l’indépendance des pays du tiers-monde ?

De 1950 à 1970, en vingt ans, des relents d’arrogance occidentale, des vestiges d’empire à jamais détruits, avaient replongé la jeunesse dans des conflits d’un autre temps : Indochine, Algérie pour la France, Vietnam pour l’Amérique, combats qui menèrent à une déroute totale du système politique, diplomatique et militaire de l’Occident. Alors pourquoi ces guerres alors que l’on venait d’en terminer une bien sanglante ?

C’est le sentiment outragé que voulait afficher publiquement cette jeunesse qui, comme toute jeunesse, était impulsive, sensible jusqu’au bout des ongles et rêvait de paix et de justice. Et quelle époque nous vivions, nous les étudiants de l’Université de l’Iowa en cette période de trouble !

Mais ce qui enflamma les universités américaines dés 1960 et surtout 1965, date de mon retour aux Etats-Unis, fut la guerre du Vietnam. Les étudiants se révoltèrent surtout que le gouvernement avait décidé d’envoyer les appelés sur le front. De marches silencieuses aux banderoles anti guerre, tout sur les campus, était organisé pour s’opposer à cette tuerie si loin des côtes américaines.

Pendant le séminaire de la «  Poetry Workshop », des manifestations contre  la «  Vietnam War » avaient lieu tous les jours. L’université de l’Iowa comptait près de 30 000 étudiants, ce qui doublait la population d’Iowa City. Souvent des orateurs venaient haranguer  les protestataires et les incitaient à refuser de partir. Ils conseillaient l’exil au Canada, en Suède et venaient même à préconiser de se couper l’index droit, le «  trigger finger », doigt de la gâchette, pour être exempté de service militaire. George, un de mes étudiants le fit ! Partout se brûlaient les «  draft cards », les papiers militaires, les ordres de route qui envoyaient les jeunes au Vietnam.

Ferlinghetti était parmi ceux qui quelquefois, crachait des invectives publiques contre le gouvernement. A Iowa City, pendant son séjour au séminaire «  Poetry Workshop », il se lançait dans de virulentes discussions avec les étudiants. Je l’accompagnais puisque nous avions sympathisé car de nombreux éléments nous avaient rapproché.

De suite, lorsqu’on se parlait, nous utilisions la langue française qu’il maniait à la perfection. De plus, ayant été insoumis et actif contre la guerre d’Algérie, ce qui m’avait valu une condamnation par le Tribunal Militaire de Paris le 13 juin 1963, il prenait mon exemple pour montrer qu’il était possible, même seul, de combattre  contre ce qui troublait sa conscience. Il lisait des poèmes, armes terribles contre l’establishment. Pour lui, la «  poetry »  était «  an insurgent art ». Il se servait de cette forme d’expression comme d’une arme de combat, l’arme des insurgés contre ceux qui voulaient imposer leurs décisions grotesques à la volonté des jeunes. Et que dire de ces grossiers mensonges aussi bien politiques qu’artistiques ou sociaux ? Felenghetti les pourfend dans ses poèmes. Dans son œuvre la plus connue «  Connie Island of the Mind » ( 1958), il est l’homme désenchanté, en colère et souvent même amer devant les «  absurdités de la culture américaine ». Seuls les poètes sont des êtres supérieurs et forment l’élite de la nation.

Pour lui il rêve d’un monde différent de celui de Dante :

«  I would paint a different kind

of Paradiso

in which the people would be naked

as they always are

                in scenes like that

because it is supposed to be

            a painting of their soul… »

 

( Je voudrais peindre une différente sorte / de Paradis / dans lequel les gens seraient nus / comme ils le sont dans des scènes comme ça/  parce que c’est sensé être/  la peinture de leurs âmes…)

Puis il dénonce la société de masse production, la commercialisation de Noël :

«  Christ climbed down

from His bare Tree

this year

and ran away to where

they were no guilded christma trees…

 

Christ climbed down

from His bare Tree

this year

And ran away to where

no fat handshaking stranger

in a red flannel suit

and a fake white beard… »

 

( Le Christ est descendu/ de son arbre nu /cette année /et s’est enfui là où /il n’y a pas d’arbre de Noël doré…  Le Christ est descendu/ de son arbre nu /cette année/ pour s’enfuir là où /il n’y a pas ce gros personnage étrange/ qui serre les mains /dans un costume de flanelle rouge/ et avec une fausse barbe blanche … )

 

Un jour, à la demande des membres du séminaire, Ferlinghetti nous lut ce long poème sur Noël. Nous étions tous accrochés à ses lèvres, buvant les paroles qui coulaient de sa voix douce mais puissante par la valeur des mots de son message. Quelques jours plus tard, des centaines d’étudiants s’étaient retrouvés sur le parvis de la bibliothèque pour écouter Allen Ginsberg lire des passages de son poème «Howl».

Le contraste était saisissant entre les deux hommes. Ginsberg avait l’allure déjantée d’un nihiliste russe avec sa barbe noire fournie, la puissance de sa voix et une lecture enflammée. Les paroles sortaient obscènes de sa bouche aussi poilue que celle d’un soldat de 14 mais qui ressemblait à un orifice rappelant «  l’origine du monde » de Courbet. C’était l ‘anarchiste véhément, brutal dans ses gestes et dans ses propos. Ferlenghetti lui était plutôt un révolté serein. Il lisait paisiblement mais avec beaucoup de sensibilité ses textes qui n’étaient pas pour autant  dénués de rage.

 

Ce fut pendant ces quelques années, celles de la «  Beat Generation », un feu d’artifice d’œuvres nouvelles, du jamais écrit, du jamais publié et au cours de ces deux ans passés dans le séminaire «  Poetry Workshop » de Paul Engle, une forte sollicitation de l’âme, une demande exigeante de réflexions sur l’état du monde et une lutte permanente contre ce que les étudiants appelaient une «  dirty war », une sale guerre. C’est à ces rares moments où le choix est cornélien, où il n’y a pas de place pour les hésitants, les lâches, les poules mouillées. A Iowa City, dans cette université où mugissaient les cris de colère, détonnaient les contrastes virulents, ce nid d’exaltés qui, tard dans la nuit, discutaient fermes sur cette maudite guerre et ce qui était en leur pouvoir pour y mettre fin.

Mais l’impact le plus percutant ne vint pas des vaticinations sur les pelouses du campus mais d’une simple femme, mère d’un soldat tué au combat au Vietnam. Désespérée à la mort de son fils tué, selon le rapport du Pentagone, par un « feu ami » ( friendly fire), tir d’un mortier qui avait atterri parmi les soldats américains, elle utilisa la compensation reçue de l’armée pour oser un geste défiant Washington : Le dimanche 12 avril 1970, elle acheta la première page du grand journal américain, le « Des Moines Register » pour y placarder 714 croix noires, chacune représentant un jeune de l’Iowa, tué au Vietnam. Jamais un tel décompte n’avait été présenté dans la presse car les statistiques étaient « secret d’état ». L’impact fut extraordinaire. Cette page eut plus d’effet en quelques heures que tout ce qui avait pu être récité par les révoltés de la «  beat génération » ou par les discours politiques d’opposition. Le thème fut repris par toute la presse, la télévision et les images de la guerre qui y étaient représentées, devinrent plus symboliques encore quand elles montraient des corps mutilés de jeunes soldats enfermés dans des housses en plastique noir. A présent un chiffre s’affichait sur l’écran : 714 morts seulement dans l’état de l’Iowa. Le président Nixon sentit le danger et voulut calmer le jeu en envoyant une lettre personnelle de condoléances à la mère. Mais il ne savait pas à qui il avait affaire. Cette dernière retourna la lettre avec un terrible mot :

« Send it to the next damn fool ! »

Envoie le au putain de prochain imbécile)

Cette femme courageuse, implacable s’appelait Peg Mullen. Ironiquement, pour nous français, elle est enterrée à Waterloo ( Iowa) !

La guerre du Vietnam est terminée, la «  Beat génération » n’est plus, ou morts ou délabrés par la vieillesse ( Ferlinghetti vit encore, à 90 ans, en Californie dans sa villa « le grand Sur » là où il hébergea plusieurs années Jack Kerouac)  et nous les étudiants du «  Poetry Workshop », retraités soignant nos petits bobos à se demander quel sera le prochain combat mené par la génération à venir !

Traduction de « Howl » de Allen Ginsberg

«  J’ai vu les meilleurs esprits de ma génération détruits par la folie, hystériques, crevant de faim, nus, se traînant à travers les quartiers noirs à la recherche d’un joint…

Ils hurlaient à genoux dans le métro et étaient arrachés des toits en agitant leurs parties génitales et leurs manuscrits !

Ils se laissaient baiser dans le cul par des motocyclistes aux allures de saints et criaient de joie !

Ils copulaient pleins d’extase et en manque de satiété et tombaient des lits pour continuer sur le plancher, dans le couloir et finissaient par s’évanouir contre le mur avec une vision de con sublime ! »

 

Pas difficile de comprendre pourquoi les adeptes de notre brave Joe McCarthy voulaient brûler leurs manuscrits et leur écraser les…

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