Par André Girod
Ces hommes en noir et ces femmes couvertes de la tête aux pieds auraient eu du mal à se reconnaître dans cette ville qui accumule tous les vices de la terre : jeux, alcool, sexe, mercantilisme, arrogance, futilité et frivolité.
Tout le long de l’avenue, des fontaines, des cascades de lumières ruissellent le long des murs. Des enseignes clignotantes vantent les mérites des spectacles, des restaurants et des salles de jeux. Les yeux brillent comme des pierres précieuses devant cette avalanche de messages en technicolor. Que de gaspillage dans la consommation électrique, mais heureusement le proche barrage Hoover est encore capable de fournir l’’énergie nécessaire pour illuminer cette fantasia de la nuit.
Mais les appels à la foi apparaissent d’une façon déconcertante
Après le magnifique spectacle des eaux devant le Bellagio, jet d’eaux animés avec musique de Lully, telles les grandes eaux de Versailles, la foule indolente s’écoule vers les autres hôtels et casinos. Au coin de la rue, un Noir, un micro accroché à sa casquette, s’égosille pour rappeler que « Jesus Christ, our Lord » est là pour nous sauver des vices de cette ville maudite. Il se lance dans un fait divers décrivant le massacre d’une jeune fille dans un pays lointain ( Pakistan) pour avoir refusé de renier sa religion. L’homme oublie de rappeler que ce fait divers était courant dans la religion Catholique sous l’Inquisition. D’ailleurs personne ne semble l’écouter. Un groupe de jeunes déjà un peu éméchés se moquent de lui. Mais imperturbable comme en plein désert, le prêcheur poursuit sa tirade. Au-dessus de sa tête, un gigantesque écran de télévision étale la beauté et la souplesse de strip-teaseuses légèrement vêtues à admirer à quelques pas de là. Pour l’instant elles semblent prendre le dessus sur Dieu en dévoilant leurs dessous !
Les bruits sont partout et l’on passe facilement d’une voix de crooner à des coups de klaxon, hargneux comme des roquets, à des invitations à entrer dans un casino ou des murmures à aller voir ces beautés lascives qui attendent quelque part dans une suite. Sur la chaussée glissent des limousines de quinze mètres de long, surchargées de jeunes qui, une bouteille de champagne à la main, chantent à tue tête. Le torrent de voitures ne s’arrêtera qu’au petit matin lorsque les fêtards épuisés ou les poches vides s’affaleront sur un lit. Un flot continu de badauds rentre et sort des casinos.
Alors la sainte fête de Thanksgiving, fête de la famille et des louanges au dieu tout puissant qui a sauvé les premiers pèlerins, apparaît comme un anachronisme, une imposture, une gêne dans ce « lieu de péché ».
C’est ce qui explique la provocation que pourrait apporter un repas de Thanksgiving à quelques dollars, tranche mince comme une feuille de papier à cigarette de dinde, patates douces, quatre cubes de potiron ramolli, sauce à la farine, et sauce d’airelles, le tout cuit à l’eau sans fioritures, sans épices, tandis qu’au restaurant voisin se dressent des tables couvertes de monceaux de homards, de bacs de crevettes et de pattes de crabe, de tranches de bœuf épaisses comme la main, de pâtisseries de toutes formes et couleurs que les convives pillent à grands coups d’assiette. Nous, c’est la pénitence, la disette, c’est le repas des pauvres, simple nourriture pour survivre jusqu’au printemps.
Mais cette ville créée artificiellement représente l’Amérique avec ses riches et ses pauvres, ses vainqueurs et ses vaincus, ses gagnants et ses perdants, ses élégants et ses « homeless », tous marchant sur le même trottoir, sous les mêmes lumières, se côtoyant comme s’ils étaient frères et sœurs d’une grande famille.
Ah que c’était bon de jouer les « pilgrims» à Sin City, ville de la débauche et du vice !